BIO

Grandeur et ordinaire de la Peinture

Au commencement il y a l’éblouissement et la vibration des couleurs sous le soleil d’Algérie, la fascination pour la couleur, la couleur lumière. Renouveler sans fin cette expérience hypnotique est à l’origine de mon besoin de peindre. Les « monochromes » de la fin des années soixante-dix sont issus de cette volonté de réitérer cet état de transissement contemplatif.

Fabriquer une flamboyance.

Cette envie irrépressible de l’éclat coloré s’est très vite confrontée à la nécessité de la maîtrise des conditions physiques et matérielles de sa réalisation, la pratique de la peinture. Pour paraphraser Marcel Mauss sa technique s’est imposée comme « un acte traditionnel efficace ». En même temps que la peinture est devenue un objet de réflexion, elle s’est échappée se refusant au fantasme de la maîtrise absolue. Le sentiment d’échec survenant à chaque tableau m’a engagé à renouveler cette expérience.

Ne pas rester en deçà…

L’exécution oblitère les effets colorés, s’inscrit dans les traces des outils. Tapie dans les temps de la mise en œuvre, cachée dans les strates de la couleur et palpitant dans les enduits, l’autonomie de l’œuvre a miroité en surface. Le médium peinture est devenu l’endroit où se mêlent Phôs, la lumière, et Phore, la forme.

Scansions, intrications des traces ont donné corps à l’espace de la couleur. Ces accidents, manques, coulures, variations de valeurs ont balbutié l’image. Comme sortant d’une anfractuosité inquiétante du film de la peinture, elle a surgi, grotesque voire obscène, s’inscrivant dans l’espace scénique du tableau. Elle s’est affirmée ainsi, s’extirpant des tréfonds du travail de recouvrement et non pas en tant que projection d’une expression sur une surface. Les images appartiendraient-elles dès lors autant aux profondeurs, à ce qui se cachait, qu’aux évènements plastiques de mon environnement visuel ?

Chaque état du monde et sensations optiques, convertis en évènements plastiques au même titre que les incidents de la peinture, ont vocation à se figer en figures, basculer dans le domaine de l’espace peint et dialoguer avec ses strates.

Regarder le monde en tant qu’il était déjà sous la peau, le velum de l’espace peint.

Les pratiques du dessin me permettent de solidifier, arrêter les balbutiements de l’image, les chosifiant en les positionnant à mi-chemin de l’espace peint et du monde.

Ne ressembler à rien sans être informe.

Ces rencontres dans l’espace pictural se traduisent, dans la lenteur de la peinture, en rondes-bosses, aplats, glacis et jeux avec les bords du tableau. Les modèles de l’Histoire de la Peinture et ses pratiques – j’y associe l’art de l’enluminure qui tricote surface du texte et figures – se sont enrichis de ce qui s’est révélé, au fil des explorations comme « histoire du peint ». Cette kermesse des pratiques convoque productions culturellement non valorisées ou connexes à l’instar de la peinture décorative, l’illustration voire la peinture en bâtiment.

Magnificence et majesté de la peinture…

1951
Naissance à Alger

1962
Arrivée en France

1963-1970
Études secondaires en tant que pensionnaire au Lycée Stanislas à Nice

1970-1972
École Nationale des Arts Décoratifs à Nice

1973-1976
École des Beaux Arts de Marseille.
Rencontres avec C. Viallat, J. Kermarrec, T. Grand, Y. Michaud et C. Jaccard

1976 – 1984
Enseignant d’Art Plastique dans l’enseignement secondaire

1984-2017
Enseignant plasticien à L’École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille

1990-2017
Intervenant à l’École supérieure d’Art et de Design de Marseille

Bernard Boyer est représenté par la Galerie Bessières
2-3 rue du Bac / Hameau Fournaise / 78400 Chatou
www.bessieres-art-contemporain.com

" Avant-plan, figure, arrière-plan " par François Bazzoli

Printemps

Avant-plan, figure, arrière-plan

Ayant suivi depuis plus de vingt-cinq ans la peinture et l’évolution de Bernard Boyer, on pourrait croire que le critique puisse tirer de cette connaissance, avec finesse et lucidité, une série de postulats et de théorèmes définitifs. Cela s’avère inopérant, non pas que le travail de Bernard Boyer fut sujet à de ces sautes et retournements qui caractérisent ceux qui sont sensibles à l’air du temps ou à l’écoute de leurs humeurs, mais en vertu de cet adage (que je viens d’inventer) que l’on n’est jamais autant surpris que par la logique de l’immuable.

Car, au-delà des apparences, la peinture de Bernard Boyer est immuable. Non dans sa forme ou ses sujets, mais dans l’état d’esprit qu’il a de toujours aborder la surface de la toile de la même façon. Cette méthode d’approche, qui institue de dessiner avant de peindre, de penser le sujet avant d’exprimer l’émotion, d’accepter l’ensemble des paramètres avant d’imaginer, court des premiers monochromes aux toiles actuelles. Une rigueur que n’annonce pas le personnage qu’il cultive en public, une morale accentuée qui respecte autant le spectateur que le tableau, une attitude janséniste (presque) qui, visible dès les premières toiles, s’est ensuite déguisée, par pudeur sans doute, dans les travaux de ces dix dernières années afin que les contraintes fortes imposées à la forme et à la technique ne soient pas plus lisibles que la surface de la peinture. Il se peut aussi que ces fausses apparences jouxtant le non-dit proviennent du grand orgueil que Bernard Boyer tire du beau métier, de la maîtrise poussée des paramètres aboutissant au savoir-faire vrai. L’habileté sans faille, c’est encore et toujours ce qui ne se voit pas en tant que tel.

Bernard Boyer ne se livre sur ses buts et ses ambitions qu’à l’intérieur de cet espace protégé et mesurable qu’est son atelier. Bien que peu prodigue d’écrits théoriques et de thèses doctorales sur l’art, il composa un jour une lettre-texte pour un catalogue consacré à Gérard Fabre. Il y écrivait notamment: “Il semblerait bien que tu aimes d’amour, vrai, vital, les différents paramètres qui s’emparent de ce que tu manipules. Les objets auxquels tu nous confrontes se situent résolument hors de la théâtralité, de la mise en scène, ils campent entre le sol et le mur et flottent dans une dimension qui n’est pas du seul domaine de la tri-dimensionnalité. Ils sont habités par les questions pérennes, intemporelles de l’espace” (1). Comme dans l’ensemble, ou à peu près, de ce court texte, il semble que Boyer y décrive ce qu’il perçoit de commun entre les attitudes de travail de Gérard Fabre et les siennes. On y reconnaîtra pêle-mêle la situation du créateur face à son œuvre, la confrontation avec le réel, la distanciation de l’artiste, le processus technique et son invisibilité dans le résultat final. Et surtout, cette constatation qui sonne comme une règle de conduite et comme un aveu personnel: “Ces objets sont totalement le produit d’une réflexion et d’une activité consciente, modeste, qui savent où et d’où elles opèrent. Cela mérite d’être souligné à une période où la subjectivité pathologique, le romantisme qui s’ignore, l’Ego-centrisme vulgaire et la négligence maniérée font des ravages” (2).

Cette croyance absolue dans l’apprentissage de tous les instants, dans l’obstination de l’effort et dans une méfiance innée de la facilité, on pourrait la croiser avec l’attitude du peintre du dix-neuvième siècle: “C’est une erreur de croire qu’il y ait des règles d’art toutes trouvées et établies pour l’usage de ceux qui veulent en faire. Celui qui peut voir par lui-même la nature et en recevoir les impressions ne trouvera chez personne le moyen de les communiquer aux autres. Ce qu’il ressent seul commande l’expression. On ne donne pas le flair au chien: on le dresse. C’est là seulement ce que peut faire l‘éducation” (3). Le fait de dissimuler une certaine intransigeance sous le masque de la plaisanterie verbale ou de la légèreté colorée, de ne jamais dire le temps passé sur le labeur, de taire la douleur des ratages et des impasses, dénonce les hautes visées classiques que Boyer cultive secrètement.

Il est indispensable de s’attarder aussi sur le choix de n’être ni réaliste ni abstrait. Mais d’agrandir le dessin, c’est-à-dire se permettre une vision aussi bien macroscopique que microscopique du sujet sans que le spectateur le sache. Celui-ci a tendance à voir le sujet à la grandeur de la toile et Bernard Boyer se sert de cet automatisme pour troubler la représentation. Ainsi, à priori, aucun indice ne permet de comprendre quelle est la figure ou quels sont les objets qui servent de point de départ à la composition, pas plus que de deviner leur taille réelle et leur poids spécifique. C’est ce qui engendre ces formes ramollies et ces imbrications perverses. Pseudopodes phalloïdes contre solides indéterminés ou espace fuchsia contre arabesques déliquescentes, un monde qui semble onirique et qui provient pourtant de l’observation. Ce que l’on pourrait taxer de “surréaliste” par l’aspect mouvant de ce qui se situe entre le familier et l’inconnu, devrait se lire comme un effort particulier pour occuper l’espace induit à bon escient: “La beauté résulte de l’harmonie. Je ne sais s’il y a, en art, une chose plus belle qu’une autre. Quel est le plus beau d’un arbre droit ou d’un tordu ? Celui qui conviendra le mieux à la situation. Il est telle situation où un bossu paraîtra plus beau que l’Apollon mis mal à propos. On verra donc toujours que, de quelque manière qu’on retourne qu’on nomme la chose, ce sera toujours l’ordre. L’ordre, l’harmonie, c’est la même chose” (4). N’importe quelle forme fait l’affaire pourvue qu’elle soit en phase avec la situation prédéterminée par la composition. L’instabilité qui naît de cette balance entre rigueur et bizarre, entre classicisme et ludique, c’est aussi ce qui fait le sel de ces tableaux à surprise où le sérieux du métier et de la technique est envoyé cul par dessus tête dans les orties de la peinture buissonnière par des harmonies acides et des espaces contournés.
Si l’on devait à tout prix ranger les représentations picturales de Bernard Boyer dans un des genres de la peinture, ce serait, à n’en pas douter dans la nature morte. On connaît bien les rapports qu’entretient la représentation d’objets (ou d’être devenus objets) avec la mort, la vanité, le mémento mori sont là pour nous le rappeler, même dans des travaux absolument contemporains. Bien sûr, toute représentation a partie liée avec la disparition puisqu’elle ne nous montre pas la réalité mais son substitut plastique. Et l’on sait aussi que ceci n’est pas une pipe mais l’image d’une pipe. Toute peinture est ainsi la perte de quelque chose dont on n’assume pas le deuil. Dans le travail de Bernard Boyer, le substitut est parfois si loin de toute réalité reconnaissable qu’il en résulte un trouble profond: disparition complète ou apparition subite ? La déconstruction de la réalité effectuée au niveau des dessins préparatoires et des esquisses, le travail de reconstruction et de reconstitution entrepris lors de la mise au carreau palmaire et du poncif, le trouble jeté dans les restes d’identification par le choix des couleurs (carmin, indigo, émeraude, ambre mat et bien d’autres recherchées avec délice pour les déplacements implicites que leurs dénominations privilégient), tout cela compose une préméditation retorse des dialogues ambigus que le temps n’a fait qu’amplifier. C’est sans doute là que se joue une des plus grandes particularités du travail dans son ensemble: la virtuosité, vocable qui sonne à la fois comme un compliment et comme un reproche. Toutes les étapes qui ont fait de la peinture le “Grand Art” et que Bernard Boyer reconvoque, tous les choix sophistiqués bien qu’assez peu décelables effectués lors de la préparation, de la composition et de la réalisation, toute la dissimulation des réelles difficultés pour ne montrer que la vitalité des accords colorés et la légèreté des éléments de la représentation, tout cela et bien d’autres paramètres impliquent en effet cette prestidigitation qu’il est convenu de reconnaître à la virtuosité. On ne jugera pas de ce qu’il convient de penser de la virtuosité en ce début de troisième millénaire, mais Fautrier en disait ceci: “La virtuosité est quelquefois souhaitable. Elle n’est ni nécessaire, ni méprisable, elle est cependant souvent dangereuse. Elle n’est pas nécessaire, car un véritable talent s’extériorisera toujours quelles que soient les difficultés. Elle n’est pas non plus indispensable – de très grands peintres se sont exprimés sans aucune virtuosité: Cézanne, Braque, et c’est assez pour que la preuve soit faite qu’elle n’est pas nécessaire” (5).

En parallèle avec cette virtuosité, on ne manquera pas de mentionner la liberté du faire, non pas pour opposer les deux termes et les deux pratiques, mais pour revenir à certaines bases de la formation académique (mais il faudrait alors mettre académique entre guillemets) reçue par Boyer. Cela se passait au temps du renouveau des écoles des Beaux-Arts françaises, au moment où de jeunes artistes en pleine possession de leurs moyens devenaient enseignants. Claude Viallat, Jean-Christian Jaccard, Tony Grand et Joël Kermarrec arrivèrent ainsi à Marseille dans la première moitié des années soixante-dix. L’enseignement lié à Supports/Surfaces, surtout, faisait donc table rase des méthodes anciennes. L’utilisation des matériaux immédiats, la grande souplesse d’invention et de réalisation, l’éphémère lié à la production même, la mise en place des systèmes de répétition et de reconduction des formes, même s’ils ne furent pas adoptés par tout le monde, servirent d’exemple et de modèles de pensée. On remarquera que le reproche de sectarisme souvent accolé à l’enseignement de Supports/Surfaces semble tomber de lui-même devant la diversité des parcours et des œuvres de ses créateurs. Si les méthodes pédagogiques issues des pratiques supports-surfaciennes ont pu sembler faire table rase de certaines obligations d’apprendre, elles ont inculqué à ceux qui en furent bénéficiaires une grande liberté de choix des moyens en même temps qu’une conscience méthodologique aiguë. En ce qui concerne simplement cette influence à l’École des Beaux-Arts de Marseille-Luminy dans les années soixante-dix, il faut signaler que cette période vit la formation et l’éclosion d’artistes aussi différents que, sans ordre aucun, Christiane Parodi, Anne-Marie Pécheur, Dominique Gauthier, Anita Molinero, Jean-Claude Bohin, Gérard Fabre, Jean Gasnault, Caroline Margaritis, Richard Monnier, Gérard Traquandi, François Devaux, Richard Boulay, Jean-Baptiste Audat ou Bernard Boyer lui-même. On ne tirera pas à la ligne avec cette situation là, sinon pour ajouter que cette influence n’était sans doute qu’une des bases de ce puzzle complexe qui n’a toujours pas fini de se constituer.

Dans les figures actuelles, les similarités entre elles autant qu’avec une réalité supposée et les échos qu’elles engendrent entre formes, ne sont pas là pour démultiplier le sens ou le rendre plus accessible. Il se pourrait qu’elles ne soient présentes que pour amplifier, les ambiguïtés, favoriser puis défaire les certitudes, proposer des premiers degrés qui se décomposent en multiples niveaux au gré des échos formels ou colorés. Ce qui s’articule dans ce petit nombre d’objets mis à notre disposition, c’est la complexité. Complexité de la lecture d’un programme apparemment modeste, complexité des rapports entre figures peintes et métaphores du réel, complexité des rapports du peintre avec l’histoire de la peinture. Car plutôt qu’avec les objets du monde réel, c’est avec les objets de la picturalité que Bernard Boyer dialogue……………. de la culture; c’est la somme globale de votre expérience humaine en rapport avec votre culture dans le domaine de la peinture” (6). Car Bernard Boyer regarde beaucoup et en même temps qu’il regarde il tient à comprendre et à prendre. De la jeune peinture actuelle aux petits maîtres américains, des avant-gardes au classique, il met à son service l’œil analytique. S’il ne pratique pas la peinture cultivée (au sens où on l’entendit en Italie dans les années quatre-vingt, mouvement oublié parce que presque mort à sa naissance), il entretient le concept de peintre cultivé. Que cette culture lui soit ou lui semble lourde, et qu’il multiplie les stratagèmes pour l’occulter dans le principe même de ses images, il n’en demeure pas moins un amateur de références complexes, riches d’un pouvoir fécondant, n’oubliant jamais que c’est dans cette mémoire active de l’histoire de l’art que se débusquent les ferments de l’art d’aujourd’hui. Mais pour ne pas céder à l’espèce de facilité, détestable et vulgaire à ses yeux, qui consisterait à se complaire dans l’exhibition du savoir et du savoir-faire, Bernard Boyer invente le montré-caché. Dans le même temps qu’il expose une flamboyance de coloris plus rares et précieux les uns que les autres, il les convie à se taire par une manière et une matière lisses et égales aux antipodes de sa palette. Pendant qu’il ensème son bouillon de culture de monstres et amibes géants aux attitudes grotesques et aux faciès ébahis, il les enserre dans le réseau savant d’une composition magistrale, leur instituant la place qu’il leur avait choisi et non celle qu’ils voulaient occuper. En tant que peintre, il vise aussi à occuper un espace réservé à la nouvelle figure du sculpteur. Car il y a bien de l’installation dans cette vision de l’image du tableau. Il opère une sorte de mise en place dans l’espace rigide de la représentation, décidant de ce qui se donne à voir, à lire, à comprendre. On ne peut pas, bien entendu, tourner autour de ses figures, mais de proposition en proposition, quelque chose d’une remise en jeu s’instaure. Comme l’installateur, il instaure le visible, distribue les éléments devant, derrière, au centre ou hors champ. Il calcule les angles de vision, les parcours possibles, les espacements entre les masses, les dimensions des vides. Tout cela malgré le côté réducteur du cadre du tableau. Et si c’était ça le vrai travail de Bernard Boyer, depuis ses premiers monochromes distribués dans l’espace d’exposition ? Si depuis tout ce temps, il avait travaillé à élaborer une mise en scène où prendre ensemble le peintre et l’œuvre, l’objet et la manière, le spectateur et ses fantômes ? Cela permettrait de commencer à comprendre cette cohérence faite d’hétéroclites, ces clins d’œil faits de rigueur et de contraintes, ces sens longuement cachés pour mettre en avant le funambulisme aigu de la couleur. Cela permettrait de comprendre vingt cinq ans de peinture encore fraîche mais déjà passée sans lever le voile sur les retournements complexes qu’il nous prépare pour demain.

Notes
(1)
in catalogue “Gérard Fabre “, Maison d’art contemporain Chailloux, Fresnes, et Le Quai-Ecole d’Art, Mulhouse, 1994.

(2)
idem note n°1.

(3)
Jean-François Millet, L’art de la Peinture, in Écrits choisis, 1858.

(4)
idem note n°3.

(5)
Jean Fautrier, Sur la virtuosité, lettre à Jean Pauhan, 1944.

(6)
Robert Motherwell, Humanisme de l’abstraction, 1970.

Entretien avec Philippe Cyroulnik

Philippe Cyroulnik : Ta pratique du dessin me semble recouper plusieurs genres. L’un qui relèverait du dessin d’observation, un second qui s’apparenterait à une étude de formes et de rapports entre les objets et les figures, où s’opère au fil des reprises un véritable processus de transformation des éléments pris comme objets du dessin. Enfin un troisième qui se rapporte plus à l’esquisse d’un tableau et au dessin préparatoire. Pourrais-tu me dire comment fonctionnent ces trois aspects de ton dessin et les liens et relations qu’ils ont entre eux ?

Bernard Boyer : Pour moi, le dessin d’observation c’est comme se mettre à l’affût de situations plastiquement remarquables. L’analyse ou le relevé passe aussi par d’autres techniques dont je sais que l’utilisation ne sera pas neutre et aura une incidence sur le travail. Le processus de transformation s’apparente plus à un jeu induit par le changement de nature, de l’espace réel à l’espace de représentation, porteur des occurrences de l’histoire du dessin, de la représentation et lieu de tous les caprices et vagabondages. Ce que tu appelles l’esquisse du tableau est la prise en compte de cet espace qui est celui de la scène du tableau, de ses caractéristiques propres. Le carroyage est l’outil, hérité des « Poncifs », qui en permet le « cadastrage ».

P.C. : Depuis tes « Poncifs » de 1987, peintures qui prenaient en charge le dessin comme élément central, celui-ci a pris une place importante dans l’élaboration du travail et comme champ d’investigation. Mais avant, à l’époque des peintures monochromes, comment cela se passait-il ? Faisais-tu des dessins d’observation et pourquoi ? Durant cette période y a-t-il eu des dessins préparatoires ? Qu’est ce qui va t’amener à intégrer des figures dans le dessin et dans le tableau ?

B.B. : Pendant la période des monochromes il n’y avait pas de dessins préparatoires. La toile était entreprise sans dessin préalable. Amplitude du geste, placement du corps, outil, consistance, temps d’exécution faisaient dessin. Seule l’enduction était liminaire et appartenait déjà à la peinture. Bizarrement j’avais parallèlement une pratique qui allait du dessin d’observation à l’illustration sans envisager, de façon un peu schizoïde, que cela puisse influer ou être utilisé pour la peinture. Je n’ai pas intégré de figures dans le tableau, elles ont surgi du fond sous forme de manques, de traces des outils et de l’amplitude du geste. Elles ont dessiné ! Je crois que cela explique la genèse de certaines figures, qualifiées de vaguement protozoaires par Stephen Wright, issues entièrement de l’espace de la peinture. Le regard sur ces formes « surgissant du fond du tableau » est le même que celui porté sur « les diverses situations plastiques ». Ce qui me frappe c’est la similitude qu’elles ont avec les objets qui nous environnent et les ambiguïtés qu’elles entretiennent avec eux.

P.C. : J’aimerais que tu abordes ce processus consistant à abstraire du réel des formes que tu vas retravailler dans des relations propres au tableau en tant qu’espace spéculaire. Peut-on suggérer un processus d’abstraction du réel ?

B.B. : J’emploie le terme « situation plastiquement remarquable » pour tenter de désigner cet instant, cette position qui mettent en exergue les propriétés formelles d’un objet ou d’un corps. Je ne procède pas à un triturage élevé au rang de système, j’utilise plutôt les artifices propres à l’espace pictural et à la picturalité comme le positionnement dans le périmètre du tableau et le recouvrement. Les dessins me permettent de poser de manière ouverte une stratégie d’élaboration du tableau.

P.C. : Ton travail sur un autre versant interroge aussi une histoire des formes et des conventions de la peinture qui en passe par des retours ou des « rappels » de l’expérience de l’art en tant qu’histoire spécifique, comme s’il y avait un aspect endogène à l’art dans tes emprunts qui serait le complément à une pratique annexant des éléments exogènes.

B.B. : Je pense que l’espace du tableau est un espace culturel. Il y a comme une somme d’invariants auxquels inéluctablement l’on se trouve confronté tôt ou tard. Faire un dessin préparatoire induit des conséquences sur la manière de mener le travail, ne pas en faire, tout autant. Alla prima ? Sur le motif ? Grande peinture ? Tous les positionnements sont connotés. Cet espace culturel et technique me permet de mettre au point un lieu où se combinent des éléments hétérogènes. La technique du poncif empruntée à la grande peinture et à la peinture décorative m’a fait retravailler dans le détail des formes et a produit paradoxalement cet « effet de non finito » !

P.C. : On voit souvent dans tes dessins des éléments qui sont des outils d’étude des formes (cernes, ombres portées, hachures) et d’autres éléments d’ordre analytique (flèches, traits, grilles). Quelles sont leurs fonctions réciproques ?

B.B. : Plutôt de l’ordre de l’annotation que d’une logique analytique, ces dessins sont des schémas auxquels je me réfère pour mettre en train une toile jusqu’ à ce que l’espace peint prenne sa propre cohérence. C’est pour cette raison qu’ils sont essentiellement graphiques, faits de signes et de schémas. Ils sont ouverts, hypothèses de travail.

P.C. : Il y a dans tes dessins des éléments figuratifs : des fragments de corps, des objets qui sont quasiment reconnaissables, du moins dans un premier temps. Qu’est-ce qui retient ton attention en eux et quelles transformations peuvent-ils subir ?

B.B. : Comme je l’ai évoqué précédemment, c’est la situation plastique à un moment précis qui fait l’objet. Une « main », par sa position, son éclairage, son orientation donne à voir un réceptacle (ce qui est suffisamment vague pour se situer entre l’évier et le bénitier). Dessiner c’est enlever, ajouter, omettre, esquiver, faire appel à tous les « artefact » propres à cette technique pour camper dans cette ambiguïté. Tout aussi bien la torsade d’un coup de pinceau viril peut finir mollement en pseudopode phalloïde (ici je cite François Bazzoli dans le texte qu’il a écrit dans ma monographie éditée en 2004 par Le 19 et la villa Tamaris) dans ce réceptacle indéterminé.

P.C. : Certains de tes dessins semblent presque être des modèles réduits de tes peintures, on pourrait parler à leur propos de plans de réalisation (cf le carroyage et la disposition des éléments qui intègrent des espaces de respiration et des hypothèses de couleurs notées) ; quelques-uns sont même coloriés. Mais quels sont les liens et les écarts entre ceux-ci et le tableau ?

B.B. : Peut-être modèle, hypothèse à une certaine échelle mais définitivement pas « modèle réduit » ! Il est vrai que le carroyage induit ça, sauf qu’il apparaît comme un fond, un remplissage à cette dimension et devient absence à celle du tableau. Ces dessins schématiques sont réalisés sur des papiers calques, des « sous-cul », qui autorisent les superpositions, déplacements par calques successifs et qui renvoient au système que l’on trouve dans les logiciels d’images. L’écart se trouve dans ce moment ténu où se constitue l’autonomie du tableau, lorsqu’il trouve sa cohérence spatiale, lumineuse, colorée et n’entretient plus qu’un rapport d’altérité aux dessins préparatoires.

P.C. : Tu as réalisé un certain nombre de peintures sur papier qui campent entre peinture et dessin. Quel est pour toi leur statut et leur place dans ton activité ?

B.B. : Les peintures acryliques sur papier fonctionnent sur un autre registre. Elles correspondent à un moment transi du dessin vagabond et ne font pas l’objet de toutes les étapes de dessins évoquées tout à l’heure. Pas de couleur qui spatialise mais des jeux de blancs et gris opalescents qui jouent avec les plans et strates des recouvrements. Pour tout dire, elles esquivent la majesté grandiloquente de certaines toiles.

P.C. : Tu t’es mis récemment à faire des photos, souvent il s’agit de photos prises dans la rue où tu cadres des détails du réel urbain, des relations entre des objets (un vélo contre une palissade de couleurs) comme un répertoire de rapports de formes. Qu’en est-il de cette nouvelle activité qui accompagne ton travail ?

B.B. : Ce sont des prises de vues numériques et je les vois plutôt comme une fabrication d’images que comme des photos contiguës à la réalité. C’est un supplément au dessin d’observation et à la prise de notes.

P.C. : Tu peux travailler à partir de matériaux multiples aussi bien intimes qu’anonymes. Est-ce cette propension à la transformation qui t’autorise une telle diversité de choix ?

B.B. : Quand Platon dit à un objet flotté au bord de l’eau qu’il ne ressemble à rien mais qu’il n’est pas informe, il rend compte d’un sentiment d’altérité voire d’étrangeté à une chose à laquelle il prête, par détour, une certaine familiarité ou intimité. C’est ce détour que j’essaie de travailler.

P.C. : Ton univers formel a quelque chose d’interlope, entre sublime et grotesque. Cette ambivalence t’intéresse pour ses potentialités formelles ?

B.B. : Ce ne sont pas tant les potentialités formelles qui m’intéressent que la situation de sublime ou grotesque qui se joue aux frontières, sans jeu de mot. Frontière de l’identifiable, connotation indéfinie mais présente, déséquilibre prosaïque, pompe de la facture font l’espace pictural que tu qualifies d’ambivalent. On rattache le mot « sublime » au domaine du sacré et « grotesque » au domaine du profane. Et je me demande s’ils n’ont pas tous deux à voir avec le vertige que l’on éprouve quand on est en équilibre précaire, dans un entre-deux, ou juste en deçà.

P.C. : Tu parlais dans un texte à propos de ton ami le sculpteur Gérard Fabre de « voir le monde comme un réservoir de formes ». Cela relève d’un formalisme artistique que tu revendiques fortement me semble-t-il ? Qu’en est-il de cette récusation du mimétique, du narratif ou du symbolique ?

B.B. : Quand je parle de « réservoir de formes » j’entends cet instant où le regard est abusé, leurré par l’objet qui perd toute familiarité. C’est l’espace de la peinture qui induit du narratif, du symbolique. Et cet espace de la mimésis, de par son histoire, produit du référent et se bat avec ce que l’on désire identifier.